À travers les bouleversements culturels, économiques et sociaux que nous vivons, nous avons besoin de retrouver le chemin de l’intériorité. Sollicités dans la partie extérieure de nous-mêmes et maintenus dans la superficialité, nous vivons à un rythme de plus en plus rapide et dans le bruit permanent, ce qui génère vide intérieur, non-sens, surconsommation, addictions, dépressions. Les témoignages de Gilles Vernet ou de Philippe Studer, publiés récemment dans le journal La Croix sont particulièrement éloquents à cet égard.
Lien à soi, lien aux autres
L’homme moderne est comme coupé de lui même. Ce divorce intérieur est à la source des fractures de toutes sortes que nous expérimentons actuellement : sociales, écologiques…C’est notre rapport aux autres et à la nature qui se trouve affecté en profondeur. Les liens qui nous unissent ne vont plus de soit (couple, famille), l’affaiblissement de la solidarité au niveau national et international peut inquiéter.
Dans le même temps, le monde est régi par deux principes dont on ne parvient pas à se débarrasser et qui nous sont vendus comme étant la solution à tous nos problèmes :
- le principe technologique : Tout ce qu’on peut faire, on le fait.
- le principe économique : Tout ce qu’on peut se payer, on se le paye.
L’accélération du développement économique et technologique devrait s’accompagner d’un développement culturel, éthique et spirituel de l’humanité équivalent. Ce qui passe nécessairement par le développement d’une intériorité pleine et entière. Sans quoi, ce n’est pas seulement la planète mais aussi nous-mêmes que nous menons à l’épuisement, comme le démontre le film de Gilles Vernet Tout s’accélère.
L’intériorité, un enjeu social
L’accès à l’intériorité ne relève pas seulement de la sphère privée. En mettant en évidence le principe de l’intériorité citoyenne, Thomas d’Ansembourg rassemble deux notions qui sont artificiellement séparées depuis des siècles et propose de rétablir le lien entre l’individuel et le collectif : “Le développement social durable ne peut que s’enraciner dans un développement personnel profond.”
Confucius considérait qu’il n’y a aucune chance d’avoir une société juste si l’homme social n’est pas relié à l’homme intérieur : « Les anciens qui voulaient faire montre de vertus illustres dans tout l’Empire s’attachaient à mettre de l’ordre dans leurs propres Etats. Voulant mettre de l’ordre dans leurs Etats, ils s’attachaient à mettre de l’ordre dans leur famille. Voulant ordonner leur famille, ils s’attachaient à cultiver leur personne. Voulant cultiver leur personne, ils s’attachaient à rectifier leur coeur. Voulant rectifier leur coeur, ils s’attachaient à la sincérité de leurs pensées. Voulant la sincérité de leurs pensées, il s’attachaient à étendre le plus possible leur savoir. Une telle extension du savoir repose sur la curiosité de toutes choses…Du Fils du Ciel à la masse du peuple, tous doivent considérer que cultiver la personne est la racine de tout le reste. » (Confucius, cité par Abdennour Bidar, Les Tisserands, LLL)
Appréhender transformation personnelle et transformation sociale comme un tout, c’est poursuivre “l’idée selon laquelle la santé de nos sociétés et de nos collectifs est directement liée à la qualité des relations interpersonnelles et que la condition d’amélioration des toutes ces relations interpersonnelles qui tissent le lien social est elle même subordonnée à la qualité du lien de chacun à lui même.” (Charte de l’association Interactions Transformation personnelle- Transformation sociale).
C’est parce que “nos architectures intérieures sont à la base de nos constructions extérieures.” (Yvan Maltcheff), qu’il faut prendre au sérieux la construction de ce lien à soi.
Il est nécessaire comme le propose Abedennour Bidar dans son dernier ouvrage Les Tisserands « d’associer ce qui « est resté trop longtemps dissocié: le combat politique et le cheminement intérieur, le bouleversement du monde et la métamorphose de soi, le progrès social et le progrès d’être, chacun étant simultanément moyen et fin de l’autre. »
Retrouver le chemin de l’intériorité
“La modernité a voulu ‘mettre l’individu au centre’ et l’on entend souvent aujourd’hui qu’il faudrait remettre l’humain au centre de sociétés déshumanisées. Pour que l’objectif soit juste, encore faudrait-il que commencer par recentrer l’individu sur lui même.” (Abdennour Bidar, Les Tisserands, LLL)
Comment recentrer l’individu sur lui même, comment retrouver le chemin de l’intériorité ? Qu’est-ce que l’intériorité ?
L’intériorité, associée aux notions de méditation, de contemplation, de vie intérieure, “désigne, dans la langue philosophique, ce dedans de l’homme que chacun appréhende ou croit appréhender immédiatement en lui-même et qui, se distinguant de l’univers visible et du monde des corps auquel appartient le corps humain, se présente comme une expérience, ou, pour ne pas trancher sur le fond, comme une quasi-expérience de subjectivité.” (définition universalis)
L’intériorité manifeste une activité de l’esprit ou la raison n’est pas exclue, faisant corps avec les perceptions sensorielles et en même temps avec les interrogations métaphysiques, qui englobent la réflexion sur soi et ce qui l’entoure : son environnement, les autres, le monde. L’intériorité permet la rencontre et le questionnement de sa propre vie intime, avec le monde extérieur et qui peut s’observer dans la manière dont chacun gouverne son existence au travers de ses décisions.
Loin d’être un repli sur soi, l’intériorité est une attitude de non-distance vis-à-vis des êtres et de soi même, par la vertu d’une ouverture totale du coeur.
Maxime Gimenez, moine bénédictin, définit l’intériorité comme le mouvement cherchant à réconcilier intérieur et extérieur : « Lorsque l’on parle d’intériorité, on songe spontanément à cette sorte de repli introspectif sur soi que suggère le mouvement d’intériorisation; mais si la «plongée» ne s’effectue que dans un sens, à savoir dans la profondeur de sa propre subjectivité, on est encore bien éloigné de l’intériorité authentique. L’intériorité n’est pas un état, d’esprit mais un mouvement de l’esprit, elle est infiniment plus proche. de la compassion que de l’introversion. Le mouvement de l’intériorité consiste, précisément, se tendre proche de ce qui «est», il consiste à se tenir dans la proximité de ce qui « est », tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de soi, en sorte que l’on parvienne, à se situer en conscience au coeur de tout ce qui «est», par le fait de pouvoir se maintenir consciemment dans le mouvement pur de la vie où s’opère la réconciliation permanente entre l’intérieur et l’extérieur, de toute réalité. Loin d’être un repli sur soi, l’intériorité est une attitude de non-distance vis-à-vis des êtres et de soi même, par la vertu d’une ouverture totale du coeur.«
Me rendre attentif à ce qui se passe en moi et autour de moi, faire l’expérience du silence et de la solitude, m’arrêter pour nommer ce qui bouge en moi, choisir des activités qui me ramènent à moi même, à ce que je ressens, à ce que je pense, pratiquer régulièrement la mise en ordre de ces pensées et émotions, sont autant de voies pour accéder à l’intériorité. Dans un entretien paru dans Transversales Science/Culture (2000), Edgar Morin, recommande l’autoexamen pour permettre la première de toutes les réformes, la réforme personnelle. Proposition qui n’est pas sans nous rappeler l’examen général de conscience proposé par la philosophie antique ou par le christianisme (Exercices spirituels d’Ignace de Loyola).
Prenons soin de nous en ce sens : plusieurs fois par jour, accordons-nous quelques minutes pour écouter nos sentiments, pour vérifier où nous en sommes, et pour répondre oui à la question : Il y a quelqu’un là-dedans ?(Christophe André)
Le système éducatif commence à éduquer les enfants à l’intériorité. L’enseignement catholique du diocèse de Saint-Denis a inscrit l’éveil à la vie intérieure dans son projet éducatif. Depuis une dizaine d’années, des établissements sous tutelle jésuite ont mis au point une pédagogie inspirée des exercices spirituels d’Ignace de Loyola. (L’enseignement catholique ouvre ses élèves à la vie intérieure)
Et Dieu dans tout cela ?
L’accès à l’intériorité peut déboucher sur l’expérience spirituelle, la spiritualité étant, pour être admise, à prendre de façon ouverte et large, comme le fait par exemple la charte de Démocratie et Spiritualité : “ce qui fait appel à l’intériorité de l’homme, lui fait refuser l’inhumain, l’invite à s’accomplir dans une recherche de transcendance et à donner du sens à son action, le met à l’écoute des autres et le porte à donner, échanger, recevoir.”
De plus en plus d’hommes et des femmes s’engagent aujourd’hui sur des voies d’intériorité, en dehors de tout système religieux, estimant que les religions constituent un obstacle et éloignent les hommes d’une intériorité authentique.
Pourtant, les religions et le christianisme en particulier, peuvent être de vraies écoles d’intériorité, avec pour visée la rencontre et la relation : rencontre avec soi, rencontre avec les autres et rencontre avec le tout-Autre, les trois étant indissociables l’une de l’autre :
- Les Exercices spirituels de Saint-Ignace, par lesquels “on entend toute manière d’examiner sa conscience, de méditer, de contempler, de prier vocalement ou mentalement, et toute activité spirituelle”, proposent des activités contrôlées et méthodiques permettant à l’homme de se préparer et de se disposer à l’action de Dieu dans son âme. Celui qui s’exerce grandit dans la connaissance qu’il a de lui même, “sent et goûte les choses intérieurement” (2), apprends à “sentir et reconnaitre les diverses motions qui se produisent dans l’âme, les bonnes pour les recevoir, les mauvaises pour les rejeter” (313).
- Ces quelques lignes extraites de l’Introduction à la vie dévote de Saint François de Sales (partie II, chapitre 12) donnent le goût d’avancer dans la vie intérieure : “C’est ici, chère Philothée, où je vous souhaite fort affectionnée à suivre mon conseil ; car en cet article consiste l’un des plus assurés moyens de votre avancement spirituel…Ressouvenez-vous donc, Philothée, de faire toujours plusieurs retraites en la solitude de votre coeur, pendant que corporellement vous êtes parmi les conversations et affaires; et cette solitude mentale ne peut nullement être empêchée par la multitude de ceux qui vous sont autour, car ils ne sont pas autour de votre coeur, ains autour de votre corps, si que votre coeur demeure lui tout seul en la présence de Dieu seul….Les père et mère de sainte Catherine de Sienne lui ayant ôté toute commodité du lieu et de loisir pour prier et méditer, Notre Seigneur l’inspira de faire un petit oratoire intérieur en son esprit, dedans lequel se retirant mentalement, elle pût parmi les affaires extérieures vaquer à cette sainte solitude cordiale. Et depuis, quand le monde l’attaquait, elle n’en recevait nulle incommodité, parce, disait-elle, qu’elle s’enfermait dans son cabinet intérieur, où elle se consolait avec son céleste Epoux. Aussi dès lors elle conseillait à ses enfants spirituels de se faire une chambre dans le coeur et d’y demeurer. Retirez donc quelquefois votre esprit dedans votre coeur, où, séparée de tous les hommes, vous puissiez traiter coeur à coeur de votre âme avec son Dieu, pour dire avec David : « J’ai veillé et ai été semblable au pélican de la solitude; j’ai été fait comme le chat-huant ou le hibou dans les masures, comme le passereau solitaire au toit.” (Introduction à la vie dévote)
Dans la redécouverte de cette vie intérieure, au croisement de différentes traditions spirituelles, nous vous recommandons l’ouvrage de Bernard Ugeux, père blanc, qui s’appuyant sur la méditation d’Extrême-Orient, la spiritualité orthodoxe et la spiritualité ignatienne, jalonne sa réflexion, d’exercices mobilisant le corps, l’affectivité et l’esprit, permettant ainsi l’accès à une intériorité pleine et entière.
La voie de l’intériorité, telle qu’elle est proposée par le christianisme ne se réduit pas à la recherche d’un bien être émotionnel (Lire notre article Grandir humainement et spirituellement). C’est une intériorité en relation qui permet à l’être humain de se recevoir et de s’ouvrir à Dieu :
- “L’être humain se développe quand il grandit dans l’esprit, quand son âme se connaît elle-même et connaît les vérités que Dieu y a imprimées en germe, quand il dialogue avec lui-même et avec son Créateur.” (Caritas in Veritate, Benoit XVI, 76).
- “Le développement suppose une attention à la vie spirituelle, une sérieuse considération des expériences de confiance en Dieu, de fraternité spirituelle dans le Christ, de remise de soi à la Providence et à la Miséricorde divine, d’amour et de pardon, de renoncement à soi-même, d’accueil du prochain, de justice et de paix. Tout cela est indispensable pour transformer les «cœurs de pierre » en « cœurs de chair » (Ez 36, 26), au point de rendre la vie sur terre « divine » et, par conséquent, plus digne de l’homme.” (Caritas in Veritate, Benoit XVI, 79)
Trouver son trésor intérieur et le « mettre au service » de tous
Concluons notre article sur cette phrase de Martin Buber : “Dans chaque être, il est un trésor qui ne se trouve dans aucun autre. Mais ce qui est « trésor » en lui, il ne pourra la découvrir que s’il saisit véritablement son sentiment le plus profond, son désir principal, ce qui, en lui émeut son être le plus intime.”
Il est de la responsabilité de nos sociétés de rendre chacun capable de trouver son propre trésor intérieur, puis de le mettre au service de tous. Réunissons “les conditions objectives, c’est à dire politiques, grâce auxquelles l’individu peut vraiment choisir sa vie et extérioriser son moi profond.” (Abdennour Bidar)
Et réjouissons-nous que des hommes et des femmes retrouvent le chemin de l’intériorité et redécouvrent leur moi profond. Et qui sait, sur ce chemin, ils feront l’expérience du « tout-Autre ».