Retrouver l’intelligence du travail
Frédéric Rochet 18/01/2017

Cadre sup devant ordinateur

Je ne compte plus le nombre d’articles ou de manifestations qui traitent du plaisir, du bien-être et du bonheur au travail. C’est une bonne nouvelle de voir qu’après le souci de la qualité de vie au travail et l’attention portée aux risques psychosociaux, le sujet du bonheur au travail est pris au sérieux dans les organisations.

A condition de ne pas oublier que l’enjeu du travail n’est pas tant le bonheur que celui du sens, pas tant le plaisir que celui de l’intelligence. “L’intérêt intrinsèque d’un travail ne garantit pas son sens et son humanisation ne garantit point celle des finalités” (André Gorz, Métamorphoses du travail).

Le sens, véritable enjeu du travail

Je réaffirme ce que j’ai déjà écrit (Le sens, une valeur en hausse dans l’entreprise ; Le sens dans l’entreprise : de quoi parle t-on ? ; Centrer le management sur le sens) : ce qui est le premier c’est le sens. Le sens donné à l’action constitue le fondement de l’implication des individus dans l’organisation. L’action ne vaut que par le sens qu’on lui donne. “Des hommes sont prêts pour accomplir une tâche pourvue de sens, à consentir à des renoncements, voire, s’il le faut, à laisser tels besoins insatisfaits. Dans la recherche du sens, le bien être physique et moral joue un rôle secondaire. Rien par contre ne compense une déconvenue dans la recherche du sens” (Elisabeth Lukas – La Logothérapie, théorie et pratique, Pierre Tequi éditeur). Un travail qui a du sens ne protège pas de la difficulté, voire d’une certaine souffrance. Par contre, seul le sens donne une vraie raison d’être et de travailler.

C’est la publication du dernier livre passionnant et éclairant de Pierre-Yves Gomez, Intelligence du Travail (DDB) qui me donne envie de revenir sur cette question fondamentale du sens au travail.

Intelligence du travail

La désincarnation du travail atteint des sommets

Intelligence du travail, qui ne va plus de soit ! Les nombreuses expériences positives (On peut se reporter au livre Les entreprises humanistes de Jacques Lecomte) ne doivent pas nous faire perdre de vue la perte de sens massive vécue par de nombreux travailleurs, cadres et managers en premier lieu. “La désincarnation du travail a atteint dans certains lieux un nouveau sommet…Le sentiment de l’absurde touche plus intimement les cadres et les managers, soumis aux rythmes intensifs et qui se sentent de plus en plus les organisateurs du non-sens. Eux pâtissent doucement de la désincarnation du travail dans les organisations : ils sont chargés de la gérer et ils la subissent dans leur propre vie ».

Retrouver l’intelligence de son travail, c’est à dire être capable de lui donner du sens, s’enracine dans le sentiment d’être utile et s’articule autour de deux questions fondamentales : A quoi ça sert ? A quoi je sers ?

“Le travail fait sens : sens pour soi, sens pour ceux avec qui on travaille, sens pour la société dans laquelle on instruit le fruit de son travail…”

« Le besoin de maîtriser l’intelligence de son travail est un point de résistance anthropologique…Redonner aux personnes le sentiment de contribuer à la société autrement qu’en tant que consommateurs avides”.

« Economie de proximité » contre « économie de la multitude »

Pierre-Yves Gomez nous aide également à comprendre en quoi et comment les transformations actuelles du travail (économie collaborative, entreprise libérée, crise du salariat, etc) résultent du manque de sens dont souffrent nos sociétés à la recherche de leur vivre-ensemble et apparaissent comme des stratégies de reconquête du sens.

En tête de ces transformations, l’économie de proximité  “qui embrasse un ensemble hétéroclites d’initiatives économiques et sociales pour raccourcir les distances et incarner davantage la relation entre le travailleur et le consommateur qui s’oppose à l’économie de la multitude caractérisée par l’éloignement et l’isolement grandissant entre une multitude de producteurs et de consommateurs, reliés par un entrelacs industriel et globalisé d’interfaces techniques”.

Cette économie de proximité a fait irruption dans les organisations pour redéfinir et contrôler les outils de gestion compatibles avec la nouvelle culture du travail.

“Les organisations ont vu émerger, dans l’espace de travail non rémunéré, de nouvelles façons de produire et d’échanger, plus souples et plus collaboratives, plus autonomes, plus ludiques aussi –plus remplies de travail vivant…elles ont perdu deux monopoles : la rationalité de l’organisation du travail, l’innovation et la créativité qui se réalisent désormais dans des ateliers collaboratifs ou sur Internet… A la lumière d’autres façons de se rendre utile, le travailleur réexamine l’activité désincarnée qu’il exerce dans l’entreprise. Il la trouve absurde…Il accomplit ses tâches, il réalise ses activités et remplit ses missions, mais il est ailleurs car c’est ailleurs qu’il se sent utile”.

Un certain nombre de courants, dont celui des entreprises libérées répond notamment à cet enjeu de donner plus d’espace à cette production de sens, en recréant à l’intérieur de l’organisation les conditions de cette économie de la proximité.

Le travail, question politique

Le travail est plus que le travail. L’ouvrage de Pierre-Yves Gomez nous aide à comprendre le rôle du travail dans la production d’une société et dans la construction du vivre-ensemble. “La manière dont la travail se réorganise pour produire du sens transforme notre vivre ensemble…seule la réappropriation du sens du travail déterminera notre futur du vivre-ensemble”.

“Lorsque le sens du travail se perd, c’est la communauté qui se dissout parce que ses membres sont devenus incapables de formuler la raison de leur interdépendance par le travail”.

Il s’agit de réfléchir à un nouveau projet politique qui reparte du travail, car “avant d’être des consommateurs, nous sommes des travailleurs. Sans cela, la consommation de masse imposera le sens à une production et se déploiera « dans des proportions inouïes et incontrôlables”….

Retrouver ou non l’intelligence du travail déterminera également notre avenir écologique lui même. “Intelligence du travail et responsabilité environnementale sont indissociables”.

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